Doit-on séparer l’Homme de l’Artiste ?
Ou plutôt : doit-on séparer l'Œuvre de son Auteur ?
Doit-on séparer l’Homme de l’Artiste ? Question a priori simple qui fait régulièrement couler beaucoup d’encre, à mesure que de nouvelles affaires sordides émanant du monde de l’Art et de la Culture sont révélées. Alors que l’année 2024 a notamment été marquée par le procès du réalisateur Christophe Ruggia, accusé d’agressions sexuelles par Adèle Haenel pendant deux ans et demi, alors qu’elle avait entre 12 et 14 ans ; ou encore par la cagnotte de 100 000€ récoltée par le groupe Détroit, dont fait partie Bertrand Cantat, ancien leader de Noir Désir et meurtrier de la comédienne Marie Trintignant, je souhaite ici partager mon point de vue.
Trois points importants avant de débuter :
- Mes écrits n’engagent que moi et reposent avant tout sur mes réflexions et observations personnelles. Je n’ai pas la prétention de proposer une thèse sociologique, philosophique ou judiciaire, je partage un point de vue argumenté.
- Par Homme, j’englobe tout représentant de l’espèce humaine, donc hommes et femmes confondus. Cela par facilité de rédaction et de lecture.
- Mes réflexions prennent place dans une société démocratique où la liberté d’expression, notamment artistique, est assurée. Les actes que je considère ici répréhensibles par la loi sont donc indépendants de la morale, de la religion ou simplement des goûts artistiques.
L’Homme, l’Auteur, l’Artiste
Le premier point à aborder, selon moi, est cette notion d’Artiste. Car, s’il est assez aisé de définir un Homme, il est plus délicat d’arriver à une définition de l’Artiste qui fasse consensus. Il me parait trop simple de désigner par Artiste tout Homme pratiquant un Art : cette définition caractérise selon moi un Auteur avant tout.
En effet, chaque photographe, sculpteur, écrivain, peintre, vidéaste… est un Auteur. A partir du moment où il pratique un art, sa production s’apparente à des œuvres. Et il est donc l’Auteur de ses œuvres, indépendamment de sa maitrise du medium et de la maturité de sa démarche artistique.
Une personne lambda, sans aucun prérequis, qui achète un tube de peinture, un pinceau et une toile, en appliquant le premier sur le dernier au moyen du second (vous me suivez), est de facto un Auteur. Et vous réalisez que cette notion d’Auteur a peu de prestige… Ou tout du moins elle n’assure pas d’un quelconque intérêt des œuvres produites. Combien de photographes, d’écrivains, de peintres du dimanche, joyeux enthousiastes pour qui la simple création sans contrainte est une source de plaisir suffisante ? Ce sont des Auteurs, assurément. Mais des Artistes ? Clairement, il existe une séparation entre ces deux notions.
Car si tout Artiste est un Auteur, la réciproque est fausse. Un Artiste, selon moi, justifie des points suivants :
- Une maitrise pleine et entière de son médium : un Artiste maitrise son art, il n’est pas limité techniquement et peut ainsi laisser libre cours à sa créativité sans entrave.
- Une démarche mature : un Artiste ne crée pas par hasard, ses œuvres suivent une narration logique qui reflète une vraie réflexion.
- Une singularité affirmée : un Artiste crée des œuvres qui lui sont propres, qui l’identifient. Il est capable de réinventer des normes, de créer des modes, de marquer son temps, d’être précurseur.
Il ne suffit donc pas de se proclamer Artiste pour le devenir. Ce titre se mérite au regard de ce que ses œuvres apportent au reste des Hommes. Van Gogh, Mozart, Hugo, Kahlo, Prince ou encore Kurosawa sont des Artistes. Leurs oeuvres traversent les continents et les générations pour nourrir et inspirer les Hommes.
Et nous arrivons au second point important trop peu souvent abordé à mon goût : le lien entre l’Œuvre et l’Artiste au regard des Hommes.
Doit-on séparer l’Art du cochon ?
Je m’égare… Nous venons donc de conclure que tout Artiste est un Auteur et que tout Auteur est un Homme. Que les réciproques sont fausses et sont conditionnées par différents critères. Du coup, nous pouvons répondre dès à présent à notre première question !
Non, il n’y a aucune raison de séparer l’Homme de l’Artiste ou de l’Auteur. Tout Artiste ou Auteur étant avant tout un Homme, il ne bénéficie pas de passe-droit particulier aux yeux de la Justice et doit répondre de ses actes au même titre que n’importe qui. Nous poserions-nous la question de devoir séparer l’Homme du Plombier (avec une majuscule, s’il vous plaît) ?
Mais alors, si la réponse est si simple, pourquoi ce débat épidermique ? Parce que celui-ci omet un paramètre essentiel à mes yeux : l’impact des œuvres de ces Artistes sur les Hommes. Comme développé précédemment, un Artiste est capable de marquer son temps, ses contemporains et les générations suivantes à travers ses œuvres. Si un Artiste reste l’Auteur inaliénable de ses œuvres , celles-ci n’existent qu’à travers les Hommes qui les contemplent. Une musique qui ne serait jamais écoutée n’a pas d’existence propre : c’est parce qu’elle est écoutée qu’elle existe. C’est donc son appropriation par les auditeurs qui lui confère son statut et l’impact qu’elle peut avoir sur la Société. Idem pour une photographie, une peinture, un film…
Il est donc essentiel de différencier l’Artiste de son Œuvre : une fois cette dernière créée, elle ne dépend plus de l’Artiste, elle est offerte aux Hommes. Condamner un Artiste pour des actes répréhensibles qu’ils aurait commis ne devrait en aucun cas affecter la diffusion de ses œuvres , vu que celles-ci existent désormais indépendamment de lui.
Il serait d’ailleurs intéressant de questionner le droit d’un artiste condamné à poursuivre sa création. Cette situation s’est présentée aux membres du groupe de pop rock britannique Kazabian lorsque son leader et chanteur Tom Meighan a été condamné pour violence conjugale. Leur réponse a été claire et courageuse : face à ses actes, Meighan n’avait plus sa place parmi eux et devait quitter le groupe, car, je cite, « La violence domestique et l’abus en tout genre est totalement inacceptable« .
L'Art oui, mais pas à n'importe quel prix
Dernier point d’analyse : s’il convient de différencier l’Œuvre de son Auteur, la création artistique ne doit pas servir de justificatif fumeux à n’importe quel comportement ou pratique. Oui, l’Art aime choquer, provoquer, remettre en question et condamner les dérives de la Société. Il ne serre pas qu’à produire du « Beau ». Rien d’illégal ici, sauf à penser que notre susceptibilité est au-dessus des lois, ce qui n’est pas le cas : les caricatures nous le rappelle quotidiennement.
Mais à aucun moment la création artistique ne donne le droit de harceler, de blesser, de violer ou de tuer autrui. L’Art servant de prétexte à des actes répréhensibles se voit souillé et dévié de son but initial. Ce n’est plus de l’Art, c’est un crime. Il n’y a pas d’œuvre à défendre ici, seulement un Auteur à condamner. Et si l’œuvre est finalement créée, plutôt que de la censurer (au risque de la rendre encore plus désirable, voire culte), privilégions une remise en contexte systématique aux yeux du public, voire une médiation, aménagements indispensables pour ne pas cautionner ce qui n’est pas cautionnable.
Dernièrement, la Cinémathèque Française a programmé le film « Le dernier tango à Paris » dans le cadre d’une rétrospective dédiée à Marlon Brando. Film dans lequel l’acteur, avec le soutien du réalisateur Bernardo Bertolucci, joue une scène de viol sur l’actrice Maria Schneider face caméra, sans en avoir informé cette dernière. Le problème ici, c’est que ce film était diffusé comme n’importe quelle oeuvre cinématographique, sans contexte du crime qui se déroule ni de ses conséquences pour la jeune actrice de l’époque. Plutôt que d’adapter sa diffusion et de proposer une médiation, la Cinémathèque a préféré l’annuler, cachant sous le tapis cette sordide histoire qui a pourtant donné naissance à un film au fort succès critique.
Notons que si un Auteur veut porter atteinte à sa propre intégrité pour créer, il en a toute la liberté : il reste maitre de son corps et de son esprit, et n’engage que lui dans son processus de création. Si Piotr Pavlenski souhaite se clouer les testicules au sol, grand bien lui fasse, il ne force personne d’autre à le faire.
Tous Acteurs face aux Auteurs
Suite à la parution de la première version de cet article, l’une de mes amies m’a fait remarquer, à juste titre, que je n’abordais pas la question des droits d’auteur (ou royalties outre-atlantique). En effet, chacun d’entre nous joue un rôle dans la rétribution des Auteurs quand nous « consommons » leurs œuvres : place de cinéma, abonnement à un service de streaming, achat d’œuvre, place de musée ou de concert…
Si les œuvres, une fois créées, peuvent vivre sans l’intermédiaire de leur Auteur, leur exploitation et leur diffusion représentent un soutien financier pour ce dernier dont le grand public est l’Acteur. Pas facile, dans cette situation, de rester neutre vis-à-vis d’un auteur vivant tout en profitant de l’une de ses œuvres. D’autant qu’il me paraît impossible de court-circuiter ou de rediriger ces droits d’auteur en cas de condamnation d’un Auteur.
Je ne sais pas, par exemple, combien toucherait tel réalisateur si je regarde l’un de ses films en streaming, ou si mon simple abonnement à ce service est mélangé aux autres et redistribué au prorata même si je ne regarde pas son film. De même pour une place de cinéma, un CD/vinyle, une place de concert…
Chaque individu doit donc prendre ses responsabilités, avec le peu d’informations dont nous disposons.
Lien bonus : Comment la politique des auteurs a-t-elle favorisé les violences sexistes dans le cinéma ?
En conclusion : séparons l’Œuvre de son Auteur !
Voici la reformulation qui convient : doit-on séparer l’Œuvre de son Auteur ? Et à cela je réponds oui. Ne privons pas l’Humanité de chefs-d’œuvres parce que leurs auteurs sont, a posteriori, des salauds. Et en même temps, ne laissons pas des criminels pervertir l’Art pour réaliser leurs méfaits.
Ce billet d’humeur est ouvert aux discussions, bien entendu. Profitez de l’espace de commentaires pour exprimer votre avis sur la question.
Pierre-Louis Ferrer
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